- POUVOIR ET CONTRE-POUVOIR
- POUVOIR ET CONTRE-POUVOIRMalgré un préjugé répandu, politique implique pouvoir mais pouvoir n’implique pas politique. Le problème de la politique et le problème du pouvoir ont été posés conjointement par Machiavel ; la découverte du pouvoir a été opérée au temps et à l’occasion de la croissance d’un pouvoir politique, l’État ; l’État se pose comme le pouvoir suprême, le souverain, et tend à s’emparer d’un nombre toujours croissant de pouvoirs, car même durant la période dite libérale ses tâches administratives et réglementaires n’ont cessé de se développer et de se multiplier en dépit de l’idéologie officielle.Fondement social du pouvoirOn confond souvent, dans l’usage quotidien des termes, le pouvoir avec le gouvernement qui n’en est qu’une forme limitée et rationalisée. Mais le pouvoir pénètre et informe toute collectivité humaine pourvu qu’elle soit organisée: il constitue sous des modalités diverses la machine même de l’action sociale.Il existe un pouvoir religieux, et ce pouvoir ne s’amoindrit pas en se diffusant entre les membres d’une Église: au cours de certaines périodes historiques, par exemple durant le haut Moyen Âge, le pouvoir religieux a pu se prendre pour le pouvoir suprême et l’on n’y contredit pas en relevant que l’Église exerçait alors des fonctions aujourd’hui réservées au pouvoir politique: il suffisait que les principes fussent tirés de l’Écriture et par ses interprètes autorisés; que les princes régnassent comme oints du Seigneur; que leurs conseils fussent composés d’ecclésiastiques, seuls compétents; que sur toute la terre l’Église étendît sa propriété éminente.Il existe un pouvoir économique: cela est d’autant moins contestable que les adversaires du régime capitaliste tendent à situer les agents de décision dans la classe des entrepreneurs propriétaires des moyens de production, et, à la limite, à ne considérer dans l’État libéral, malgré ses armes et sa puissance, que le chien de garde, à la vérité nécessaire, du système. On pourrait continuer l’énumération...Il est donc légitime de s’interroger sur le pouvoir tout nu, encore que cette nudité doive être un produit de l’abstraction, puisqu’on ne connaît pas de pouvoir sans des autorités (des personnes revêtues de l’autorité) qui l’exercent et sans des sujets qui lui obéissent.Max Weber a proposé: «Puissance [Macht ] signifie toute chance de faire triompher au sein d’une relation sociale sa propre volonté, même contre des résistances, peu importe sur quoi repose cette chance. Domination [Herrschaft ] signifie la chance de trouver des personnes déterminables prêtes à obéir à un ordre [Befehl ] de contenu déterminé; nous appelons discipline [Disziplin ] la chance de rencontrer chez une multitude déterminable d’individus une obéissance prompte, automatique et schématique, en vertu d’une disposition acquise» (Économie et société , t. I, chap. I, paragraphe 16). Il est clair que nous appelons pouvoir ce que Max Weber appelle domination . La puissance suppose seulement des capacités individuelles et n’a pas de signification sociale. En revanche, la domination, si elle ne comporte pas toujours une médiation administrative (Max Weber propose l’exemple du père de famille et de son autorité), se lie toujours à une organisation et possède un sens social.Si le pouvoir veut dire chance de rencontrer l’obéissance, c’est qu’il dispose de moyens de contrainte. Selon Max Weber, l’État se caractériserait par le recours éventuel à la violence légitime. Cela n’est évident que si l’on se limite à la période contemporaine et si, par violence, on entend des violences graves (guerres, peine de mort, peines physiques, privations de libertés, etc.). On ne doit pourtant pas oublier que la pratique de certaines corrections physiques peut se rencontrer dans les familles, où elle apparaît plutôt aujourd’hui, d’ailleurs, malgré la tradition et le sentiment de bien des éducateurs, comme concédée par la puissance publique que comme un droit inhérent à la fonction. On n’oubliera pas non plus les violences morales (par exemple les sanctions spirituelles) sur lesquelles l’État ne s’arroge que rarement un droit de regard; certaines impossibilités de publier ou de se faire entendre peuvent apparaître comme des sanctions d’une certaine marginalité, alors que l’État, en principe, assure la liberté d’expression.Le plus souvent, le pouvoir préfère recourir à la persuasion, mais à la persuasion du loup parlant à l’agneau: puissamment armée devant un public tout à fait inerte, elle l’emporte presque à coup sûr. Ou bien l’on incite les sujets par la promesse d’une issue heureuse, ou bien l’on active les engagements par la menace de peines dont on espère qu’elles n’auront que rarement à être mises en œuvre. La publicité, dans la mesure où son usage massif par l’intermédiaire des médias n’est accessible qu’à des firmes puissantes, constitue statistiquement une contrainte incitative. De même la manipulation de l’actualité, en faisant craindre au public une issue catastrophique si certaines règles (verbi gratia de restriction) ne sont pas observées, peut être regardée comme une démarche de coercition. Cette «persuasion» se révélera d’autant plus efficace que les sujets dociles recevront un minimum de satisfactions et que la catastrophe, toujours menaçante, ne se réalisera jamais.Cette dernière condition est capitale: car le pouvoir, du fait même qu’il a capté la confiance de ses sujets et qu’ils lui obéissent en vertu d’une supériorité reconnue, serait tenu pour responsable d’une calamité, même prévue. Cette supériorité peut être réelle ou supposée. Considérée en rapport avec les dominants, elle prend le nom de prestige (mot qui, à l’origine, veut dire illusion); celui d’autorité dans le rapport aux dominés. L’autorité fonde la légitimité du commandement. En matière politique on peut considérer que l’énumération de la légitimité rationnelle ou légale, de la légitimité charismatique et de la légitimité traditionnelle, définies par Max Weber, épuise la typologie possible. Il faudrait probablement la modifier en passant à d’autres domaines: une compétence, la fortune, voire une situation enviée peuvent, dans certaines circonstances, conférer l’autorité; l’élite, selon Pareto ou Wright Mills, n’est pas une. Le pouvoir se tire parfois des signes et des symboles qui le revêtent et qui lui confèrent un caractère sacré. Le pouvoir se nourrit de symboles dans les sociétés primitives. Dans les sociétés industrielles, les uniformes, les robes, les bonnets carrés, les ors sont réservés aux intermédiaires, aux médiateurs préposés à l’exécution ou ne sont guère que des survivances. Les dirigeants de la politique ou de l’économie, c’est-à-dire les plus efficients, font preuve de plus de discrétion.Car le pouvoir en tant que tel se dissimule. Il est «inexplicable», selon le mot d’Alain. La popularité d’un président ou l’utilité produite par une entreprise cachent la puissance abstraite et pourtant incarnée qui organise une nation et unifie ses volontés ou qui coordonne les décisions d’une firme multinationale. D’ailleurs, symboles et insignes peuvent aussi être considérés comme des déguisements: ils masquent derrière des entités métaphysiques la réalité humaine et sociale. Aussi le commun, plein d’une vénération ambivalente, désigne-t-il le pouvoir par un terme mystérieux: ils . Ainsi le pouvoir engendre-t-il une relation dissymétrique entre un ego sachant et voulant et une masse amorphe, ignorante et sans vouloir. C’est pourquoi il sera à la fois admiré, respecté, envié, haï. La Boétie – qui n’a jamais été protestant malgré l’usage que les réformés ont fait de De la servitude volontaire , mais qui est un des grands ancêtres de l’anarchisme – condamne le pouvoir: les hommes peuvent nouer par le langage des relations égales et réciproques; mais un déficit dans l’échange de la parole leur substitue des relations de force; La Boétie fustige les puissants, mais plus encore les opprimés qui, sottise et lâcheté, appellent et resserrent les liens où ils sont tenus.Au contraire, les théoriciens optimistes de la démocratie cherchent à atténuer la portée du rapport inégalitaire en imaginant, par le biais d’une analogie entre pouvoir et crédit, comme Parsons, une circulation du pouvoir pour le plus grand bénéfice de la société globale. Thèse à nuancer si l’on considère que depuis des siècles le pouvoir, comme s’il trouvait sa fin en lui-même, annexe de façon boulimique des secteurs de plus en plus étendus de l’activité sociale. Le fait est là, que cela soit dû à son rôle dans la guerre (B. de Jouvenel), à la croissance des administrations publiques (Tocqueville), ou à une stylisation bureaucratique (Crozier) qui affecte aussi bien les administrations privées: un sujet de Louis XIV, s’il recevait moins de la société qu’un citoyen de la Ve République, conservait un domaine d’autonomie beaucoup plus étendu; une production de plus en plus organisée satisfait de mieux en mieux les besoins vitaux, mais réduit les choix en standardisant; même dans les milieux intellectuels, les «positions tenues» limitent plus efficacement la liberté de création et d’expression que ne le faisait la répression au XVIIIe siècle.Optimiste aussi la thèse pour laquelle le pouvoir diffuse dans toute la société (ce qu’affirment, au moins pour la démocratie américaine, John Galbraith et R. A. Dahl), et pessimiste celle qui l’enferme dans des élites (C. Wright Mills). Et, au-delà, y a-t-il une seule «élite du pouvoir» ou bien plusieurs élites collaborent-elles ou sont-elles en concurrence? (Raymond Aron représente la position pluraliste à laquelle d’ailleurs se rattache C. Wright Mills.) Dans quelle mesure l’élite du pouvoir, au lieu d’être formée de capacités (Pareto, Mosca), se confond-elle avec une classe dirigeante? En général, les marxistes appuient cette dernière position, encore que l’évocation des minorités agissantes (Lénine), du parti-prince (Gramsci) ou du chef révolutionnaire (Mao Ze Dong) puisse la limiter; une conception à la fois complexe et rigidement monolithique s’exprime au contraire chez Nicos Poulantzas. De toute manière, on n’évitera pas sans absurdité ou sans ignoratio elenchi de poser le rapport des classes au pouvoir. Ces problèmes sont des problèmes effectifs, qui se posent effectivement dans la société. On est tenté d’accepter la réponse pluraliste en considérant le rôle de l’intelligentsia de gauche en France entre 1945 et 1977 environ: issue en général de la classe moyenne et non du prolétariat qu’elle prétendait représenter, en désaccord avec les pouvoirs politiques successifs, elle n’en a pas moins exercé un pouvoir très réel, sinon un monopole de direction des esprits.La question des contre-pouvoirsCette structure inégalitaire, gênante ou humiliante pour les dominés, a suscité des contestations même en dehors de la pensée anarchiste. À l’origine, il s’est agi de défendre les libertés du citoyen contre les empiètements de l’absolutisme, d’où la théorie de la séparation des pouvoirs (Montesquieu). L’analyse purement constitutionnelle et non sociologique de Montesquieu peut être discutée de nos jours: les mécanismes de l’État ont dissimulé au juriste des forces extérieures à l’appareil politique. La IIIe République, dans sa version radicale, avait su distinguer empiriquement entre le pouvoir économique, dévolu à la grande bourgeoisie, et les pouvoirs politique et intellectuel, domaine en général de la classe moyenne. Il aurait sans doute fallu affiner. Au contraire, la simplification née de l’effacement du radicalisme après la Seconde Guerre mondiale ne paraît pas très topique pour parler de la société française (mais l’exemple n’est pas limitatif).On voit que la notion d’opposition – contestation du pouvoir, organisée dans un cadre constitutionnel – peut cesser d’être adéquate. On parlera alors de contre-pouvoirs . Ils se caractérisent parce qu’ils gèrent des groupes d’intérêt limités et se présentent comme relativement indépendants du pouvoir institutionnel ou établi. Bien que le pouvoir tende à se conserver, il ne faut pas croire que les autorités aient toujours un rôle conservateur et les contre-pouvoirs un rôle toujours progressiste; bien au contraire, un groupe de pression peut se constituer pour défendre une position acquise contre une volonté réformatrice de l’État. D’ailleurs, l’idée de la concentration du pouvoir en un point de la société nous trompe et ces contre-pouvoirs sont en réalité des pouvoirs. Des syndicats ouvriers, des syndicats patronaux, des lobbies sont susceptibles de se faire obéir de leurs mandants (voire de leurs dupes) et même de contraindre le public par des actions diverses (grèves, lock-out, etc.). Un groupe de défense des consommateurs se fait entendre à la télévision.Un parti révolutionnaire est un contre-pouvoir qui exclut radicalement toute collaboration avec le pouvoir d’État, le combat au contraire dans le but de changer la société globale. Si l’on envisage que le «pouvoir» se réduit bien souvent à un marchandage avec les contre-pouvoirs (pensons aux négociations triangulaires entre gouvernement, syndicats patronaux et syndicats ouvriers, mais le fait est général et se reconnaît même au sein des administrations entre directeur et collaborateurs), un parti révolutionnaire présenterait un comportement tout à fait original. Cela s’entend du type idéal et probablement des intentions; on peut se montrer sceptique sur leur effectivité. On retrouvera des contre-pouvoirs dans tous les domaines: des maisons d’édition marginales tentent de déplacer ou tout au moins d’influencer les dirigeants de la vie littéraire.La relation dissymétrique que l’on a signalée à propos du pouvoir existe aussi dans les contre-pouvoirs, puisqu’ils cherchent l’obéissance. Constatation bizarre: les dominants des groupes opposés reconnaissent la supériorité de leurs pairs et adversaires. L’autorité se convertit alors en une sorte de prestige diabolique: celui des patrons buveurs de sang et de sueur ou celui de l’homme au couteau entre les dents.
Encyclopédie Universelle. 2012.